Petit Journal Américain
Volume 1: La Prohibition Américaine

Voici l’histoire de la Prohibition, cette longue période de 14 ans, de 1920 à 1934, pendant laquelle il a été interdit dans tout le pays de fabriquer, transporter, et commercialiser de l’alcool. Une mesure qui suscite toujours l’incrédulité : ils étaient à ce point stupides, les Américains ? Car, bien sur, on n’a jamais autant bu qu’à cette époque là ; on a juste bu en fraude, et d’énormes fortunes  se sont bâties sur le commerce illégal de l’alcool (on dit que les Kennedy, entre autres…). Mais cette loi a pratiquement tué la viticulture et a fait perdre à l’Amérique le gout du bon vin – qui se redéveloppe maintenant, lentement. Et elle a eu un profond impact sur ce que l’Amérique est aujourd’hui.

Flash-back sur les années 1910-1920. La Californie, qui s’était peuplée très vite, sans foi ni loi, lors de la Ruée vers l’or (1850), s’est stabilisée, et a développé son agriculture. Les immigrants italiens (mais aussi français, et suisses), arrivés sans le sou, mais durs à la peine, ont peu à peu défriché et acquis des domaines ou ils cultivent les arbres fruitiers et la vigne ; et ils savent faire du bon vin. Napa, Sonoma sont déjà plantées de Zinfandel (il semble que le cépage vienne de Croatie via l’Italie), et d’autres bons cépages, Cabernet, Malbec, Nebbiolo. On fait même du Champagne en Californie (depuis 1880 !). Le vin s’exporte peu en dehors de l’Etat, on en envoie un peu vers New York ou la communauté italienne est très présente – mais le négoce n’est pas très développé, ni connu.   Le reste de l’Amérique, inspiré en particulier par  les immigrés Allemands,  Anglais et Irlandais, boit de la bière, du whisky et du gin. Et, justement, un peu trop. Avec le développement de l’industrie, de grandes et petites villes se sont créées qui ont toutes leurs « saloons », les bistrots ou les hommes passent beaucoup de leur temps, dépensant leur paye horaire chichement gagnée,  en alcool bien sur, mais aussi et surtout avec des dames légères. Un business florissant, celui là : A Chicago, en 1910-1911, on compte, en une seule nuit, 928 prostituées dans les arrière-salles de 236 saloons. A la même époque on estime, toujours à Chicago, que au moins 3000 des 7000 saloons recensés sont connectés à  des hôtels de passe.

Les femmes à la maison protestent haut et fort,  et toute l’Amérique bien-pensante s’organise en ligues de vertu contre ces pratiques de débauche, et défile devant les saloons. Curieux mélange, ces ligues, de femmes, d’abstinents, de clergé et de politiciens – qui n’en ratent pas une, et qui finissent par pointer l’alcool comme la source de tous les maux. Interdisons l’alcool, et les saloons n’auront plus de business, les hommes ramèneront leur paye à la maison et leur intérêt aussi, donc la prostitution disparaitra, les travailleurs iront travailler, ne seront plus beurrés au boulot, ils honoreront leur femmes, ils gagneront davantage et toute l’Amérique enfin vertueuse marchera vers le succès et le bonheur. Ouf.

La ficelle était grosse ? Eh oui, déjà en ce temps là, tout était plus gros en Amérique. Mais l’idée  a fait son chemin pour plusieurs raisons. D’abord, à cause de la consommation d’alcool: c’était sans doute vrai qu’ils  buvaient sec, à l’époque. On estime que la consommation par tête d’habitant en 1830 était trois fois ce qu’elle est en 2010. L’alcool était réellement considéré comme une drogue et un  fléau, et des sociétés d’abstinence existaient dans de nombreuses villes, peuplées surtout par les gens chic et bien pensants ; on prenait sa carte de membre, on jurait de ne pas boire, et on était bien considéré. Les églises étaient très impliquées dans le débat, avec des positions variées, d’ailleurs : Il faut le dire, les Catholiques  (très minoritaires) étaient contre la Prohibition, alors que les Protestants, bien mieux implantés, en étaient le fer de lance ! Certains Etats avaient déjà choisi d’être « Secs » (Le pays était divisé à l’époque entre les Secs, partisans de la prohibition de l’alcool, et les Mouillés, les autres). Ensuite, en 1918, la guerre avait imposé déjà des privations ; le grain, par exemple,   était rationné et le gouvernement avait interdit la fabrication du whisky ; certains auteurs suggèrent même que la bière était vue comme surtout Allemande, et que le sentiment antiallemand en 1918 aurait pu en donner  une impression très négative ; et enfin,  il fallait que le pays soit nice and clean pour quand les « boys » reviendraient du front.  Effectivement, le Volstead amendment (du nom de son champion – il était élu du Minnesota, un pays de froid), le 18ème,  imposant la Prohibition dans tous les Etats Unis, est passé sur fond de l’euphorie liée au retour des combattants ; en même temps, des grèves accompagnées de mouvements sociaux très durs monopolisaient l’attention. J’imagine qu’un certain nombre de gens rêvaient seulement de faire une Amérique meilleure. Ce n’était pas l’opinion de son Président ! Woodrow Wilson, malade d’une attaque, s’est pratiquement relevé de son lit pour mettre son veto à la loi sur la Prohibition, en ajoutant même que c’était une idée complètement  idiote ! (bien sur, l’alcool de contrebande ne rapporte pas de taxes…).  Mais son veto a immédiatement été annulé par un vote du Parlement à une écrasante majorité des Secs , les Mouillés ayant déjà quitté l’hémicycle (les manœuvres parlementaires sont les mêmes partout…).

Tout le débat s’était, il faut le dire, bien mal passé. D’abord, les trois industries, fournissant bière, vin et whisky, bien loin de s’allier, se tiraient dans les pattes, et donc leur lobbying à Washington avait été complètement nul. Et le vin était si peu de chose… la Californie, à l’époque, c’était loin ! Personne n’y pensait sérieusement qu’un édit pris à Washington pourrait changer la vie de ces vignerons qui travaillaient dur à la prospérité de leur Etat, et à la leur, en faisant du vin comme un produit naturel. Quelques politiciens locaux avaient compris le danger ; l’un d’eux avait même proposé un amendement à la loi qui exclurait le vin – et il avait échoué de trois petits votes… mais  la plupart des gens pensaient tout simplement que la Prohibition n’arriverait pas jusqu’à eux.  Ou qu’une loi aussi stupide ne durerait pas plus de quelques mois.

Et voila comment, le 17 Janvier 1920, la Prohibition est entrée en fonction, avec des grandes fêtes organisées par les Secs, ou peut-être bien arrosées, déjà : la loi n’interdisait pas de boire de l’alcool, et donc tout le monde avait fait des stocks ; les dernières semaines avaient vu un traffic énorme ou on mettait l’alcool à l’ abri dans la cave ou juste derrière la frontière mexicaine, et bien sur les états voisins avaient rapidement créé le business correspondant. Ensuite, la loi n’interdisait pas totalement de faire du vin chez soi : on pouvait légalement posséder jusqu'à 200 gallons (800 litres !) par an de jus de raisin, non alcoolisé – et c’est très difficile d’expliquer au jus de raisin qu’il ne faut pas fermenter ! La loi disait qu’il y aurait délit si l’intention de faire du vin était prouvée pour les deux parties, le producteur et l’acheteur, et avec un peu d’attention et quelques intermédiaires,  ça allait être improuvable.  Alors la Californie, tout d’un coup, découvrait un juteux business : expédier des raisins dans tout le pays, avec une notice qui disait ce qu’il ne fallait surtout pas faire : « After dissolving the brick (c’était le raisin, déjà prêt) in a gallon of water, do not place the liquid in a jug away in the cupboard for twenty days, because then it would turn into wine ». D’où cette pratique, encore fréquente aujourd’hui, de faire du vin dans son garage, et peut-être aussi l’héritage d’un  manque de discernement certain quant à sa qualité.

C’était une bonne nouvelle pour les vignerons Californiens, qui quand même se faisaient un peu de souci ; et ils se sont immédiatement lancés dans ce nouveau business. L’expédition pouvait être difficile, les raisins pourrissaient dans les wagons trop lents ou pas immédiatement déchargés, mais l’Amérique étant un pays de gens inventifs, les transports en train se sont améliorés, avec des wagons frigorifiques,  et surtout, les vignerons ont remplacé leurs bonnes vignes à bon vin par des cépages à peau épaisse et haut rendement, comme  Teinturier, Alicante Bouschet, Carignane et Mourvèdre (clin d’œil au Corbières) et Burger pour le blanc. Ils ont gardé un peu de Zinfandel, quand même, qui  résistait bien. Ca ne faisait pas du bon vin, mais ça voyageait bien, ça donnait beaucoup de couleur, et de sucre pour l’alcool , et quant aux arômes… ce n’était pas important car on vendait surtout à des gens qui n’avaient plus les moyens d’être difficiles, ou qui jusqu’ici n’avaient connu que la bière (et il était interdit de faire de la bière à la maison !). Les surfaces plantées de vigne ont beaucoup augmenté en Californie pendant la Prohibition, mais pas la qualité ! Les vignerons avaient calculé que la consommation en «raisins à vin » était proportionnelle à la population fraichement immigrée d’Italie, France, Allemagne, Autriche, Pologne. New York était le principal marché, mais Boston, Philadelphie, Chicago marchaient bien aussi. Bizarrement, La Nouvelle-Orléans, qui avait été un très bon marché pour le vin, avant la loi, n’achetait pas beaucoup de raisin : c’était un endroit soumis à de fréquentes inondations, et les maisons n’avaient pas de cave, donc pas d’endroit pour faire fermenter le jus clandestinement !

Il y avait d’autres façons de tourner la loi. Le vin de messe, par exemple, était autorisé. C’est fou le nombre de messes qui tout d’un coup avaient besoin de leur petit coup de blanc moelleux, et même bien plus d’un petit coup! Les autorités ecclésiastiques avaient le droit d’en commander, et on se doute bien qu’elles le goutaient aussi, juste pour vérifier,  en dehors du saint sacrement… et même qu’elles le revendaient à leurs ouailles: Beaulieu Wineries, par exemple, avait été fondé par George de la Tour (un Périgourdin dégourdi), qui était un très bon ami de l’Archevêque de San Francisco, Mgr Riordan. Quelques dons à l’orphelinat, un peu de piété démonstratrice, et Beaulieu obtint la license lui permettant de produire du vin de messe, une situation très enviable malgré la paperasserie associée, qui lui permit de survivre et de devenir un des plus gros producteurs aujourd’hui. Ave.

On pouvait aussi produire de l’alcool à des fins médicales (j’ai toujours pensé que le St Estèphe est le meilleur remède à la plupart des maux, mais l’Amérique de cette époque avait sans doute d’autres références, plus rustiques). Il y avait des carnets à souche (on imagine le business des faux carnets à souche). Bref, il y avait des passe-droits, mais le plus simple, c’était tout de même de vendre de l’alcool de contrebande, du vin mais aussi et surtout de la grappa, de la gnole, quoi (en américain, moonshine, un joli nom). Un alambic bien dissimulé, et voilà. On faisait de l’alcool à la maison, bien sur, ce qui était interdit; mais les vignerons se sont aussi bien équipés, très vite, et les histoires fourmillent d’installations clandestines, montées et démontées en hâte, de réserves sous les garages, de maisons isolées,  de voitures qui roulent la nuit tous feux éteints. A l‘époque, le Golden Gate Bridge n’existait pas (il a été mis en service en 1937) et il y avait des ferries, des bacs pour venir de Napa et Sonoma, que l’on passait de nuit, discrètement. San Francisco était une ville de perdition (avec tout  l’or qui avait présidé à sa création, il restait une sérieuse tradition !), avec assez de bars et de tripots pour écouler la production. Bien sur c’était un risky business. Mais il fallait survivre ! Ces gens aimaient leur terre, souvent obtenue à grand effort, pas finie de payer ; ils étaient toujours sujet à des taxes (le vin qu’ils gardaient dans leurs celliers, d’avant la loi, était taxé tous les ans), les cuves en cèdre rouge (redwood) devaient rester pleines sous peine de sécher et de fuir, et les vignes s’obstinaient à donner des raisins. Et la contrebande payait bien. Que faire d’autre ?

La loi s’était donnée les moyens de la répression. Mal, et tard. C’était une source de plaisanteries que, au moment  du passage de la loi, l’Etat Américain, ayant confisqué tous les stocks de whisky du sud-est, était devenu le plus grand possesseur d’alcool du pays. Et il avait beau faire verrouiller et garder  les dépôts, il y avait des fuites, beaucoup de fuites… (Il y a une expression anglaise qui dit qu’il ne faut pas mettre le renard en charge de garder le poulailler, et en ce qui concerne le whisky, il devait y avoir beaucoup de  tentations...). A San Francisco, en 1925, une enquête avait montré que du vin confisqué avait disparu d’entrepôts gardés par l’état pour plus d’un million de dollars (ce qui ferait environ 10 Millions, maintenant). Ca fait beaucoup de litres ! Au fil des années, l’Amérique a créé tout un corps de serviteurs de l’Etat, chargé de réprimer les infractions alcooliques. Ces gens là (qui ont couté cher au budget, déjà amputé des taxes sur la vente d’alcool) n’étaient pas forcément au dessus de tout reproche, et en profitaient souvent pour se servir eux-mêmes, directement ou en étant complices des vols. Et puis il y a avait les malfaiteurs, les vrais, pour qui ceci était un terrain de jeux idéal. Par exemple, des pseudo-contrôleurs arrêtaient une voiture, la nuit, qui faisait de la contrebande d’alcool. Pour amende, ils confisquaient la voiture, et  hop, sans coup férir ils avaient gagné une voiture et le stock d’alcool qui était dedans. Bref, la Californie voyait se développer, à son échelle, un peu de l’énorme gangstérisme qui s’était rapidement installé dans tout le pays,  et qui, quelques années après l’interdiction, y contrôlait totalement la vente illégale d’alcool. Le Mexique, le Canada, produisaient beaucoup d’alcool qui arrivait par bateau, le long de cette cote dangereuse et embrouillardée ; des camions attendaient, déchargeaient hasardeusement, en tirant des cordes jusqu’aux bateaux ; et puis ils  répartissaient le butin dans des voitures plus anonymes.  Mais alors que le crime organisé prospérait, les petits producteurs et les trafiquants d’occasion s’épuisaient.

Ce n’était pas une tache facile que d’empêcher le vin... d’être bu. Les producteurs avaient des stocks, qui étaient théoriquement sous scellés. Mais bizarrement, il y avait des fuites. Quelquefois les cuves se vidaient. L’évaporation, disaient les viticulteurs, c’est terrible, vous savez (la fameuse « part des anges », bien sur – les anges devaient avoir particulièrement soif, à cette époque là..). Quelquefois, quand les autorités venaient vérifier,  il se trouvait que les cuves étaient pleines. D’eau. Et puis il y avait toutes ces réserves clandestines, sous le plancher du poulailler, dans la grange au bout de la montagne, ou cachées dans le garage… Quand un vigneron était soupçonné de tricher, la règle voulait que tout son vin soit détruit ; on fracturait toutes les cuves, le vin coulait à la rivière. « And the rivers ran red… » Et les rivières coulaient rouge, et tous les voisins se précipitaient, avec les bouteilles et les dames-jeannes, pour récupérer un peu du trésor. Quel crève-cœur ça a du être, pour tous ces gens qui avaient fait leur vin avec amour. Au fil des années, beaucoup de vignerons se sont reconvertis, pour gagner leur vie, et sans doute aussi pour ne plus voir ça. Et voilà comment l’art de la vigne et du vin a été ruiné par les quatorze années de la Prohibition.

Tout le monde était corrompu. Quand une loi est inapplicable, le corps social trouve des moyens pour la contourner. Le sheriff fermait les yeux sur les pratiques de ses concitoyens – il avait surement du vin dans sa cave ou dans celle de ses parents. Les officiels faisaient un exemple de temps en temps, bien obligés ; mais  ils laissaient clairement entendre que, Mardi prochain, ils allaient venir vérifier ce qui se passait dans Dry Creek Valley. On déplaçait les alambics en hâte, et on cachait l’accès aux cuves du poulailler. Et puis, on servait aux visiteurs indésirables et officiels un bon déjeuner (ces familles italiennes avaient gardé le gout de la bonne chère), et peut-être même un verre de rouge pour aller avec, qui sait. Et il y avait sans doute d’autres bouteilles, si on voulait. Les voitures officielles, aussi, avaient un double plancher…

C’est l’époque ou il est devenu à la mode d’aller passer le weekend à la campagne. Les vignerons se sont diversifiés ! Ils ont créé des stations thermales (Calistoga a été créé par Sam Brannan, un Mormon venu de New York qui avait fait fortune lors de la ruée vers l’or. Cali pour California, and Toga en hommage à Saratoga, un Deauville New-Yorkais ; bains, restaurants, bons diners, endroits discrets pour week-ends coquins,  et alcool à volonté….), ou bien ils ont juste transformé leur ferme en bed and breakfast and dinner, bonne chère assurée, dancing le soir sous les étoiles ou sur le parking, et verres pleins.

Malgré tout ça, malgré toute l’inventivité que ces gens ont déployée, malgré l’espoir que tout le monde gardait au cœur, les vignerons se sont lassés. Quatorze ans, c’est trop long. Le vin dans les cuves s’était abimé, les vignes souffraient. Les gens qui cultivaient des raisins de table (ou a sécher) dans la Central Valley concurrençaient les expéditions de raisins à vin, avec des produits moins chers, encore moins bons (pour faire du vin avec des raisins secs, il faut beaucoup d’efforts, et il faut aussi rajouter de la teinture à l’aniline, pour faire rouge !), et ils gâtaient le marché. Stigmatisées, ridiculisées par la presse et la rue, les brigades de répression des fraudes se faisaient plus efficaces. C’était l’ époque d’Elliott Ness, l’Incorruptible (mais ils n’étaient que onze dans son équipe !).  Les candidats à la Présidentielle ne prenaient pas parti, malgré la pression montante de la rue contre la Prohibition. Herbert Hoover était Californien, un enfant du pays, mais il n’a rien fait pour y mettre un terme. La Mafia avait pris, au fil des ans,  la haute main sur le commerce de l’alcool, et il ne faisait pas bon discuter avec ces gens là. Surtout, la consommation d’alcool faisait la part de plus en plus grande aux alcools forts, plus faciles, plus rentables à produire, à transporter et à vendre illégalement– le vin disparaissait.

Et puis, la Dépression est arrivée,  1929, le Krach. La colère a commencé à monter dans le pays, contre le fabuleusement riche et puissant gangsterisme (Al Capone a fini en prison à Alcatraz, mais pour évasion fiscale, pas pour  avoir contrôlé le plus grand réseau de vente illégale d’alcool ! ),  contre tout cet argent dépensé à payer une administration corrompue et inefficace, au lieu de taxer l’alcool et de créer des jobs. On buvait encore plus, et on buvait n’importe quoi ; les empoisonnements dus à l’alcool frelaté etaient courants, et le méthanol, l’alcool de bois, ca rend aveugle. Les saloons n’avaient pas disparu, ils etaient maintenant des speakeasy (des endroits discrets), ou on buvait toujours autant, mais en fraude, moins bien, plus cher, et toujours en compagnie des prostituées. Ces dames cachaient leur flasque d’alcool dans leur décolleté ou sous leur jarretière ;  les hommes  la cachaient dans leur botte, d’où l’origine du terme bootleggers pour les trafiquants.

Soudainement, les femmes, qui avaient milité si fort pour la Prohibition, se mirent à mener la révolte contre elle. Elles étaient un million et demi, en 1931, à faire partie du WONPR (Women's Organization for National Prohibition Reform),  qui criait « Repeal !  (abrogez la loi). Sauvez nos enfants ! » Le message de l’organisation était clair : “They criticized prohibition for producing more rather than less drinking, endangering youth, corrupting public officials, and breeding contempt for the law and the Constitution”. Les gens se mirent à écrire au Président, des lettres courtes et subtiles : “We are slowly drifting into either anarchy or civil war in a foolish attempt to make a crime out of the natural human desire to get a little happiness out of our short lives”. Les Démocrates, qui jusqu’ici avaient gardé profil bas sur le sujet, se sont tout d’un coup posés en champions de l’abrogation, et Franklin Roosevelt (qui allait être un formidable Président des temps difficiles), à peine élu, en 1932, a proposé que, à la place,  chaque état édicte ses propres lois sur le sujet. La loi imposant la Prohibition a été abrogée le 5 Décembre 1933, par le 21ème Amendement,  quand deux tiers des Etats l’ont eu ratifié; le dernier état à voter était l’Utah;  la Californie avait voté quelques mois avant, dans l’allégresse, et San Francisco avait voté pour l’abrogation à 85% ! on se demande même qui étaient les autres…

Bien sur, ce n’était pas la fin de l’histoire. Il y a eu une période transitoire ou seulement les boissons à moins de 3.5 degrés d’alcool étaient autorisées – c'est-à-dire la bière, si elle est fade et sans gout – et Budweiser en est sans doute un héritage. Quant à la Californie, elle s’est retrouvée gravement touchée. Bien sur les vignerons ont organisé une grande fête, dans le château construit à Napa par Captain Gustav Niebaum sur le modèle des chateaux forts français (le domaine a depuis été racheté  par Coppola) ; ils ont sorti les bouteilles vieilles de 14 ans, et surement les autres, ils ont dansé et fait la fête… mais ils gardaient un gout amer, et l’industrie vinicole était en piteux etat. Mauvais cépages (quand ils n’avaient pas été tout simplement remplacés par des pruniers), installations détériorées et bien sur vieillies, et traditions oubliées ou perdues. Le pire, c’est que l’Amérique avait, elle,  largement perdu le gout du bon vin. Pendant presque les quarante années suivantes ( !!), ce qui se vendait, c’était du vin très bon marché, le plus souvent doux et fort en alcool, qu’on appelait Sauternes ou Porto pour faire chic. Dans les années 60, on s’est mis à faire du white Zin, un « blush wine » à peine rosé, fort de 15 degrés d’alcool, sucré, pas cher, qui est devenu très populaire (en 2006 c’était encore 10% du marché américain !) et qui a sans doute sauvé les vieux vignobles de Zinfandel de l’arrachage. Car la plupart des vignerons qui restaient ont arraché leur vignes après la Prohibition ! Mais heureusement le marché local ne leur a jamais fait complètement défaut – Napa, Sonoma, et San Francisco ont continué à bien boire, préservant ainsi quelques restes d’une tradition qui a ensuite, dans les années 1980 repris de l’importance.

Globalement, le bilan de la Prohibition était épouvantable. Le respect de la loi avait considérablement diminué, la consommation d’alcool,  l’alcoolisme, le crime, la folie, et le ressentiment contre le gouvernement fédéral avaient tous augmenté gravement. Le gangsterisme était solidement implanté et riche. Les Etats Unis étaient devenus un patchwork de lois pour le commerce de l’alcool, ou chaque Etat faisait ses propres règles compliquées, empêchant de fait le commerce de s’établir solidement. Il y a encore des Etats ou on ne peut pas commander et se faire livrer du vin ! Le gout du bon vin avait disparu, ruiné par tout le mauvais pinard fabriqué en cachette; et pire, l’idée du vin comme produit naturel, raffiné, de qualité, bénéfique à la santé, avait laissé la place à la croyance que tout alcool, vin compris,  est une drogue, répréhensible, mauvaise pour l’individu et la collectivité.  Cette opinion est toujours très forte : Dans un restaurant, on voit une bouteille ou un verre de vin sur moins d’un tiers des tables. Il est interdit de boire de l’alcool avant 21 ans (en revanche, on peut avoir un flingue à 13 ans dans certains états !) et la loi est appliquée avec vigueur. Mais comme les Américains ont bien compris  qu’une loi est faite pour être tournée , tous les teenagers américains maintenant ont de fausses cartes d’identité (faciles à obtenir sur Internet) de facon à pouvoir  boire avant l’age légal, et on estime que près d’un tiers de la bière consommée aux Etats-Unis l’est par des moins de 21 ans, c’est à dire illégalement ! La leçon de la Prohibition a été bien comprise…