Petit Journal Américain
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Voici
l’histoire de la Prohibition, cette longue
période de 14
ans, de 1920 à 1934, pendant laquelle il a été interdit dans tout le
pays de
fabriquer, transporter, et commercialiser de l’alcool. Une mesure qui
suscite
toujours l’incrédulité : ils étaient à ce point stupides, les
Américains ?
Car, bien sur, on n’a jamais autant bu qu’à cette époque là ;
on a juste
bu en fraude, et d’énormes fortunes se sont bâties sur le
commerce illégal de
l’alcool (on dit que les Kennedy, entre autres…). Mais
cette loi a
pratiquement
tué la viticulture et a fait perdre à l’Amérique le gout du bon vin –
qui se redéveloppe
maintenant, lentement. Et elle a eu un profond impact sur ce que
l’Amérique est
aujourd’hui.
Flash-back sur les années 1910-1920. La Californie, qui s’était peuplée très vite, sans foi ni loi, lors de la Ruée vers l’or (1850), s’est stabilisée, et a développé son agriculture. Les immigrants italiens (mais aussi français, et suisses), arrivés sans le sou, mais durs à la peine, ont peu à peu défriché et acquis des domaines ou ils cultivent les arbres fruitiers et la vigne ; et ils savent faire du bon vin. Napa, Sonoma sont déjà plantées de Zinfandel (il semble que le cépage vienne de Croatie via l’Italie), et d’autres bons cépages, Cabernet, Malbec, Nebbiolo. On fait même du Champagne en Californie (depuis 1880 !). Le vin s’exporte peu en dehors de l’Etat, on en envoie un peu vers New York ou la communauté italienne est très présente – mais le négoce n’est pas très développé, ni connu. Le reste de l’Amérique, inspiré en particulier par les immigrés Allemands, Anglais et Irlandais, boit de la bière, du whisky et du gin. Et, justement, un peu trop. Avec le développement de l’industrie, de grandes et petites villes se sont créées qui ont toutes leurs « saloons », les bistrots ou les hommes passent beaucoup de leur temps, dépensant leur paye horaire chichement gagnée, en alcool bien sur, mais aussi et surtout avec des dames légères. Un business florissant, celui là : A Chicago, en 1910-1911, on compte, en une seule nuit, 928 prostituées dans les arrière-salles de 236 saloons. A la même époque on estime, toujours à Chicago, que au moins 3000 des 7000 saloons recensés sont connectés à des hôtels de passe.
Les
femmes à la maison protestent haut et
fort, et toute l’Amérique bien-pensante s’organise en ligues
de vertu contre
ces pratiques de débauche, et défile devant les saloons. Curieux
mélange, ces
ligues, de femmes, d’abstinents, de clergé et de politiciens – qui n’en
ratent
pas une, et qui finissent par pointer l’alcool comme la source de tous
les
maux. Interdisons l’alcool, et les saloons n’auront plus de business,
les
hommes ramèneront leur paye à la maison et leur intérêt aussi, donc la
prostitution disparaitra, les travailleurs iront travailler, ne seront
plus
beurrés au boulot, ils honoreront leur femmes, ils gagneront davantage
et toute
l’Amérique enfin vertueuse marchera vers le succès et le bonheur. Ouf.
La
ficelle était grosse ? Eh oui, déjà
en ce temps là, tout était plus gros en Amérique. Mais l’idée
a fait son
chemin pour plusieurs raisons. D’abord, à cause de la consommation
d’alcool:
c’était sans doute vrai qu’ils buvaient sec, à l’époque. On
estime que la
consommation par tête d’habitant en 1830 était trois fois ce qu’elle
est en
2010. L’alcool était réellement considéré comme une drogue et un
fléau, et des
sociétés d’abstinence existaient dans de nombreuses villes, peuplées
surtout par
les gens chic et bien pensants ; on prenait sa carte de
membre, on jurait
de ne pas boire, et on était bien considéré. Les églises étaient très
impliquées
dans le débat, avec des positions variées, d’ailleurs : Il
faut le dire,
les Catholiques (très minoritaires) étaient contre la
Prohibition, alors que
les Protestants, bien mieux implantés, en étaient le fer de
lance ! Certains
Etats avaient déjà choisi d’être « Secs » (Le pays
était divisé à l’époque
entre les Secs, partisans de la prohibition de l’alcool, et les
Mouillés, les
autres). Ensuite, en 1918, la guerre avait imposé déjà des
privations ; le
grain, par exemple, était rationné et le
gouvernement avait interdit la
fabrication du whisky ; certains auteurs suggèrent même que la
bière était
vue comme surtout Allemande, et que le sentiment antiallemand en 1918
aurait pu
en donner une impression très négative ; et enfin,
il fallait que le
pays soit nice and clean pour quand les « boys »
reviendraient du
front. Effectivement, le Volstead amendment (du nom de son
champion – il était
élu du Minnesota, un pays de froid), le 18ème, imposant la
Prohibition dans
tous les Etats Unis, est passé sur fond de l’euphorie liée au retour
des
combattants ; en même temps, des grèves accompagnées de
mouvements sociaux
très durs monopolisaient l’attention. J’imagine qu’un certain nombre de
gens rêvaient
seulement de faire une Amérique meilleure. Ce n’était pas l’opinion de
son Président !
Woodrow Wilson, malade d’une attaque, s’est pratiquement relevé de son
lit pour
mettre son veto à la loi sur la Prohibition, en ajoutant même que
c’était une idée
complètement idiote ! (bien sur, l’alcool de
contrebande ne rapporte pas
de taxes…). Mais son veto a immédiatement été annulé par un
vote du Parlement
à une écrasante majorité des Secs , les Mouillés ayant déjà
quitté l’hémicycle
(les manœuvres parlementaires sont les mêmes partout…).
Tout
le
débat s’était, il faut le dire, bien
mal passé. D’abord, les trois industries, fournissant bière, vin et
whisky,
bien loin de s’allier, se tiraient dans les pattes, et donc leur
lobbying à
Washington avait été complètement nul. Et le vin était si peu de chose…
la
Californie, à l’époque, c’était loin ! Personne n’y pensait
sérieusement
qu’un édit pris à Washington pourrait changer la vie de ces vignerons
qui
travaillaient dur à la prospérité de leur Etat, et à la leur, en
faisant du vin
comme un produit naturel. Quelques politiciens locaux avaient compris
le
danger ; l’un d’eux avait même proposé un amendement à la loi
qui exclurait
le vin – et il avait échoué de trois petits votes… mais la
plupart des gens
pensaient tout simplement que la Prohibition n’arriverait pas jusqu’à
eux. Ou
qu’une loi aussi stupide ne durerait pas plus de quelques mois.
Et voila comment, le 17 Janvier 1920, la Prohibition est entrée en fonction, avec des grandes fêtes organisées par les Secs, ou peut-être bien arrosées, déjà : la loi n’interdisait pas de boire de l’alcool, et donc tout le monde avait fait des stocks ; les dernières semaines avaient vu un traffic énorme ou on mettait l’alcool à l’ abri dans la cave ou juste derrière la frontière mexicaine, et bien sur les états voisins avaient rapidement créé le business correspondant. Ensuite, la loi n’interdisait pas totalement de faire du vin chez soi : on pouvait légalement posséder jusqu'à 200 gallons (800 litres !) par an de jus de raisin, non alcoolisé – et c’est très difficile d’expliquer au jus de raisin qu’il ne faut pas fermenter ! La loi disait qu’il y aurait délit si l’intention de faire du vin était prouvée pour les deux parties, le producteur et l’acheteur, et avec un peu d’attention et quelques intermédiaires, ça allait être improuvable. Alors la Californie, tout d’un coup, découvrait un juteux business : expédier des raisins dans tout le pays, avec une notice qui disait ce qu’il ne fallait surtout pas faire : « After dissolving the brick (c’était le raisin, déjà prêt) in a gallon of water, do not place the liquid in a jug away in the cupboard for twenty days, because then it would turn into wine ». D’où cette pratique, encore fréquente aujourd’hui, de faire du vin dans son garage, et peut-être aussi l’héritage d’un manque de discernement certain quant à sa qualité.
C’était une bonne nouvelle pour les vignerons Californiens, qui quand même se faisaient un peu de souci ; et ils se sont immédiatement lancés dans ce nouveau business. L’expédition pouvait être difficile, les raisins pourrissaient dans les wagons trop lents ou pas immédiatement déchargés, mais l’Amérique étant un pays de gens inventifs, les transports en train se sont améliorés, avec des wagons frigorifiques, et surtout, les vignerons ont remplacé leurs bonnes vignes à bon vin par des cépages à peau épaisse et haut rendement, comme Teinturier, Alicante Bouschet, Carignane et Mourvèdre (clin d’œil au Corbières) et Burger pour le blanc. Ils ont gardé un peu de Zinfandel, quand même, qui résistait bien. Ca ne faisait pas du bon vin, mais ça voyageait bien, ça donnait beaucoup de couleur, et de sucre pour l’alcool , et quant aux arômes… ce n’était pas important car on vendait surtout à des gens qui n’avaient plus les moyens d’être difficiles, ou qui jusqu’ici n’avaient connu que la bière (et il était interdit de faire de la bière à la maison !). Les surfaces plantées de vigne ont beaucoup augmenté en Californie pendant la Prohibition, mais pas la qualité ! Les vignerons avaient calculé que la consommation en «raisins à vin » était proportionnelle à la population fraichement immigrée d’Italie, France, Allemagne, Autriche, Pologne. New York était le principal marché, mais Boston, Philadelphie, Chicago marchaient bien aussi. Bizarrement, La Nouvelle-Orléans, qui avait été un très bon marché pour le vin, avant la loi, n’achetait pas beaucoup de raisin : c’était un endroit soumis à de fréquentes inondations, et les maisons n’avaient pas de cave, donc pas d’endroit pour faire fermenter le jus clandestinement !
Il
y
avait d’autres façons de tourner la loi.
Le vin de messe, par exemple, était autorisé. C’est fou le nombre de
messes qui
tout d’un coup avaient besoin de leur petit coup de blanc moelleux, et
même bien
plus d’un petit coup! Les autorités ecclésiastiques avaient le
droit d’en
commander, et on se doute bien qu’elles le goutaient aussi, juste pour
vérifier,
en dehors du saint sacrement… et même
qu’elles le revendaient à leurs ouailles: Beaulieu Wineries, par
exemple, avait
été fondé par George de la Tour (un Périgourdin dégourdi), qui était un
très
bon ami de l’Archevêque de San Francisco, Mgr Riordan. Quelques dons à
l’orphelinat, un peu de piété démonstratrice, et Beaulieu obtint la
license lui
permettant de produire du vin de messe, une situation très enviable
malgré la
paperasserie associée, qui lui permit de survivre et de devenir un des
plus
gros producteurs aujourd’hui. Ave.
On pouvait aussi produire de l’alcool à des fins médicales (j’ai toujours pensé que le St Estèphe est le meilleur remède à la plupart des maux, mais l’Amérique de cette époque avait sans doute d’autres références, plus rustiques). Il y avait des carnets à souche (on imagine le business des faux carnets à souche). Bref, il y avait des passe-droits, mais le plus simple, c’était tout de même de vendre de l’alcool de contrebande, du vin mais aussi et surtout de la grappa, de la gnole, quoi (en américain, moonshine, un joli nom). Un alambic bien dissimulé, et voilà. On faisait de l’alcool à la maison, bien sur, ce qui était interdit; mais les vignerons se sont aussi bien équipés, très vite, et les histoires fourmillent d’installations clandestines, montées et démontées en hâte, de réserves sous les garages, de maisons isolées, de voitures qui roulent la nuit tous feux éteints. A l‘époque, le Golden Gate Bridge n’existait pas (il a été mis en service en 1937) et il y avait des ferries, des bacs pour venir de Napa et Sonoma, que l’on passait de nuit, discrètement. San Francisco était une ville de perdition (avec tout l’or qui avait présidé à sa création, il restait une sérieuse tradition !), avec assez de bars et de tripots pour écouler la production. Bien sur c’était un risky business. Mais il fallait survivre ! Ces gens aimaient leur terre, souvent obtenue à grand effort, pas finie de payer ; ils étaient toujours sujet à des taxes (le vin qu’ils gardaient dans leurs celliers, d’avant la loi, était taxé tous les ans), les cuves en cèdre rouge (redwood) devaient rester pleines sous peine de sécher et de fuir, et les vignes s’obstinaient à donner des raisins. Et la contrebande payait bien. Que faire d’autre ?
La
loi
s’était donnée les moyens de la répression.
Mal, et tard. C’était une source de plaisanteries que, au
moment du passage de
la loi, l’Etat Américain, ayant confisqué tous les stocks de whisky du
sud-est,
était devenu le plus grand possesseur d’alcool du pays. Et il avait
beau faire
verrouiller et garder les dépôts, il y avait des fuites,
beaucoup de fuites… (Il
y a une expression anglaise qui dit qu’il ne faut pas mettre le renard
en
charge de garder le poulailler, et en ce qui concerne le whisky, il
devait y
avoir beaucoup de tentations...). A San Francisco, en 1925,
une enquête avait
montré que du vin confisqué avait disparu d’entrepôts gardés par l’état
pour
plus d’un million de dollars (ce qui ferait environ 10 Millions,
maintenant).
Ca fait beaucoup de litres ! Au fil des années, l’Amérique a
créé tout un corps
de serviteurs de l’Etat, chargé de
réprimer
les infractions alcooliques. Ces gens là (qui ont couté cher au budget,
déjà
amputé des taxes sur la vente d’alcool) n’étaient pas forcément au
dessus de
tout
reproche, et en profitaient souvent pour se servir eux-mêmes,
directement
ou en étant complices des vols. Et puis il y a avait les malfaiteurs,
les
vrais, pour qui ceci était un terrain de jeux idéal. Par exemple, des
pseudo-contrôleurs
arrêtaient une voiture, la nuit, qui faisait de la contrebande
d’alcool. Pour
amende, ils confisquaient
la voiture, et hop, sans
coup férir ils avaient gagné
une voiture et le stock d’alcool qui était dedans. Bref, la Californie
voyait
se développer, à son échelle, un peu de l’énorme gangstérisme qui
s’était
rapidement installé dans tout le pays, et qui, quelques
années après
l’interdiction, y contrôlait totalement la vente illégale d’alcool. Le
Mexique,
le Canada, produisaient beaucoup d’alcool qui arrivait par bateau, le
long de
cette cote dangereuse et embrouillardée ; des camions
attendaient, déchargeaient
hasardeusement, en tirant des cordes jusqu’aux bateaux ; et
puis ils répartissaient
le butin dans des voitures plus anonymes. Mais alors que le
crime organisé prospérait,
les petits producteurs et les trafiquants d’occasion s’épuisaient.
Ce n’était pas une tache facile que d’empêcher le
vin... d’être bu. Les producteurs avaient des stocks, qui
étaient
théoriquement sous scellés. Mais bizarrement, il y avait des fuites.
Quelquefois les cuves se vidaient. L’évaporation, disaient les
viticulteurs,
c’est terrible, vous savez (la fameuse « part des
anges », bien sur –
les anges devaient avoir particulièrement soif, à cette époque là..).
Quelquefois,
quand les autorités venaient vérifier, il se trouvait que les
cuves étaient
pleines. D’eau. Et puis il y avait toutes ces réserves clandestines,
sous le
plancher du poulailler, dans la grange au bout de la montagne, ou
cachées dans
le garage… Quand un vigneron était soupçonné de tricher, la règle
voulait que
tout son vin soit détruit ; on fracturait toutes les cuves, le
vin coulait
à la rivière. « And the rivers ran red… » Et les
rivières coulaient
rouge, et tous les voisins se précipitaient, avec les bouteilles et les
dames-jeannes, pour récupérer un peu du trésor. Quel crève-cœur ça a du
être, pour tous ces gens qui avaient fait
leur vin avec amour. Au fil des années, beaucoup de vignerons se sont
reconvertis, pour gagner leur vie, et sans doute aussi pour ne plus
voir ça. Et voilà comment l’art de la vigne et du vin a
été ruiné par les quatorze années de la Prohibition.
Tout
le
monde était corrompu. Quand une loi
est inapplicable, le corps social trouve des moyens pour la contourner.
Le
sheriff fermait les yeux sur les pratiques de ses concitoyens – il
avait
surement du vin dans sa cave ou dans celle de ses parents. Les
officiels
faisaient un exemple de temps en temps, bien obligés ;
mais ils laissaient
clairement entendre que, Mardi prochain, ils allaient venir vérifier ce
qui se
passait dans Dry Creek Valley. On déplaçait les alambics en hâte, et on
cachait
l’accès aux cuves du poulailler. Et puis, on servait aux visiteurs
indésirables
et officiels un bon déjeuner (ces familles italiennes avaient gardé le
gout de
la bonne chère), et peut-être même un verre de rouge pour aller avec,
qui sait.
Et il y avait sans doute d’autres bouteilles, si on voulait. Les
voitures
officielles, aussi, avaient un double plancher…
C’est l’époque ou il est devenu à la mode d’aller passer le weekend à la campagne. Les vignerons se sont diversifiés ! Ils ont créé des stations thermales (Calistoga a été créé par Sam Brannan, un Mormon venu de New York qui avait fait fortune lors de la ruée vers l’or. Cali pour California, and Toga en hommage à Saratoga, un Deauville New-Yorkais ; bains, restaurants, bons diners, endroits discrets pour week-ends coquins, et alcool à volonté….), ou bien ils ont juste transformé leur ferme en bed and breakfast and dinner, bonne chère assurée, dancing le soir sous les étoiles ou sur le parking, et verres pleins.
Malgré
tout ça, malgré toute l’inventivité que ces gens ont
déployée, malgré
l’espoir que tout le monde gardait au cœur, les vignerons se sont
lassés.
Quatorze ans, c’est trop long. Le vin dans les cuves s’était abimé, les
vignes
souffraient. Les gens qui cultivaient des raisins de table (ou a
sécher) dans
la Central Valley concurrençaient les expéditions de raisins à vin,
avec des
produits moins chers, encore moins bons (pour faire du vin avec des
raisins
secs, il faut beaucoup d’efforts, et il faut aussi rajouter de la
teinture à
l’aniline, pour faire rouge !), et ils gâtaient le marché.
Stigmatisées,
ridiculisées par la presse et la rue, les brigades de répression des
fraudes se
faisaient plus efficaces. C’était l’ époque d’Elliott Ness,
l’Incorruptible
(mais ils n’étaient que onze dans son équipe !).
Les
candidats à la Présidentielle
ne prenaient pas parti, malgré la pression montante de la rue contre la
Prohibition. Herbert Hoover était Californien, un enfant du pays, mais
il n’a
rien fait pour y mettre un terme. La Mafia avait pris, au fil des
ans, la
haute main sur le commerce de l’alcool, et il ne faisait pas bon
discuter avec
ces gens là. Surtout, la consommation d’alcool faisait la part de plus
en plus
grande aux alcools forts, plus faciles, plus rentables à produire, à
transporter et à vendre illégalement– le vin disparaissait.
Et puis, la Dépression est arrivée, 1929, le Krach. La colère a commencé à monter dans le pays, contre le fabuleusement riche et puissant gangsterisme (Al Capone a fini en prison à Alcatraz, mais pour évasion fiscale, pas pour avoir contrôlé le plus grand réseau de vente illégale d’alcool ! ), contre tout cet argent dépensé à payer une administration corrompue et inefficace, au lieu de taxer l’alcool et de créer des jobs. On buvait encore plus, et on buvait n’importe quoi ; les empoisonnements dus à l’alcool frelaté etaient courants, et le méthanol, l’alcool de bois, ca rend aveugle. Les saloons n’avaient pas disparu, ils etaient maintenant des speakeasy (des endroits discrets), ou on buvait toujours autant, mais en fraude, moins bien, plus cher, et toujours en compagnie des prostituées. Ces dames cachaient leur flasque d’alcool dans leur décolleté ou sous leur jarretière ; les hommes la cachaient dans leur botte, d’où l’origine du terme bootleggers pour les trafiquants.
Soudainement, les femmes, qui avaient milité si
fort pour la
Prohibition, se mirent à mener la révolte contre elle. Elles étaient un
million
et demi, en 1931, à faire partie du WONPR (Women's Organization for
National
Prohibition Reform), qui criait
« Repeal ! (abrogez la
loi). Sauvez nos enfants ! » Le message de
l’organisation était clair :
“They criticized prohibition for producing more rather than less
drinking,
endangering youth, corrupting public officials, and breeding contempt
for the
law and the Constitution”. Les gens se mirent à écrire au Président,
des
lettres courtes et subtiles : “We are slowly drifting into
either anarchy
or civil war in a foolish attempt to make a crime out of the natural
human
desire to get a little happiness out of our short lives”. Les
Démocrates, qui jusqu’ici avaient gardé profil bas sur le sujet, se
sont tout
d’un coup posés en champions de l’abrogation, et Franklin Roosevelt
(qui allait
être un formidable Président des
temps difficiles), à peine élu, en 1932, a proposé que, à la
place, chaque état
édicte ses propres lois sur le sujet. La loi imposant la Prohibition a
été
abrogée le 5 Décembre 1933, par le 21ème Amendement, quand
deux tiers des Etats
l’ont eu ratifié; le dernier état à voter était l’Utah; la
Californie avait voté
quelques mois avant, dans l’allégresse, et San Francisco avait
voté
pour
l’abrogation à 85% ! on se demande même qui
étaient les autres…
Bien sur, ce n’était pas la fin de l’histoire. Il y a eu une période transitoire ou seulement les boissons à moins de 3.5 degrés d’alcool étaient autorisées – c'est-à-dire la bière, si elle est fade et sans gout – et Budweiser en est sans doute un héritage. Quant à la Californie, elle s’est retrouvée gravement touchée. Bien sur les vignerons ont organisé une grande fête, dans le château construit à Napa par Captain Gustav Niebaum sur le modèle des chateaux forts français (le domaine a depuis été racheté par Coppola) ; ils ont sorti les bouteilles vieilles de 14 ans, et surement les autres, ils ont dansé et fait la fête… mais ils gardaient un gout amer, et l’industrie vinicole était en piteux etat. Mauvais cépages (quand ils n’avaient pas été tout simplement remplacés par des pruniers), installations détériorées et bien sur vieillies, et traditions oubliées ou perdues. Le pire, c’est que l’Amérique avait, elle, largement perdu le gout du bon vin. Pendant presque les quarante années suivantes ( !!), ce qui se vendait, c’était du vin très bon marché, le plus souvent doux et fort en alcool, qu’on appelait Sauternes ou Porto pour faire chic. Dans les années 60, on s’est mis à faire du white Zin, un « blush wine » à peine rosé, fort de 15 degrés d’alcool, sucré, pas cher, qui est devenu très populaire (en 2006 c’était encore 10% du marché américain !) et qui a sans doute sauvé les vieux vignobles de Zinfandel de l’arrachage. Car la plupart des vignerons qui restaient ont arraché leur vignes après la Prohibition ! Mais heureusement le marché local ne leur a jamais fait complètement défaut – Napa, Sonoma, et San Francisco ont continué à bien boire, préservant ainsi quelques restes d’une tradition qui a ensuite, dans les années 1980 repris de l’importance.
Globalement,
le bilan de la Prohibition était
épouvantable. Le respect de la loi avait considérablement diminué, la
consommation d’alcool, l’alcoolisme, le crime, la folie, et
le ressentiment
contre le gouvernement fédéral avaient tous augmenté gravement. Le
gangsterisme
était solidement implanté et riche. Les Etats Unis étaient devenus un
patchwork
de lois pour le commerce de l’alcool, ou chaque Etat faisait ses
propres règles
compliquées, empêchant de fait le commerce de s’établir solidement. Il
y a
encore des Etats ou on ne peut pas commander et se faire livrer du
vin !
Le gout du bon vin avait disparu, ruiné par tout le mauvais pinard
fabriqué en
cachette; et pire, l’idée du vin comme produit naturel, raffiné, de
qualité,
bénéfique à la santé, avait laissé la place à la croyance que tout
alcool, vin
compris, est une drogue, répréhensible, mauvaise pour
l’individu et la
collectivité. Cette opinion est toujours très
forte : Dans un restaurant,
on voit une bouteille ou un verre de vin sur moins d’un tiers des
tables. Il
est interdit de boire de l’alcool avant 21 ans (en revanche, on peut
avoir un
flingue à 13 ans dans certains états !) et la loi est
appliquée avec
vigueur. Mais comme les Américains ont bien
compris qu’une
loi est faite pour être tournée , tous les teenagers américains
maintenant ont
de fausses cartes d’identité (faciles à obtenir sur Internet) de facon
à
pouvoir boire avant l’age légal, et on estime que près d’un
tiers de la bière
consommée aux Etats-Unis l’est par des moins de 21 ans, c’est à dire
illégalement !
La leçon de la Prohibition a été bien comprise…
Copyright © 2011 Isabelle Valet-Harper